Preface de Gabriel Godard au livre: Aux frontières de l'ordinaire

PREFACE AU LIVRE:

MONTAGNAC Lara / BEUDIN-GUILLAUME Brigitte - Aux frontières des territoires de l’ordinaire - l’Harmattan Paris Mai 2017  (Préface : Gabriel Godard)

 

Lorsque Brigitte Beudin-Guillaume et Lara Montagnac m’ont demandé d’écrire la préface de leur ouvrage, j’en ai été très honoré et surpris à la fois.  

L’histoire que vous allez découvrir est une aventure humaine, une histoire singulière. Mais cette histoire peut servir de repères à d’autres aventures, à ceux qui veulent encore tisser de l’humain dans le travail social, le soin et l’éducation. Il est question ici d’un SESSAD (Service d'Education Spéciale et de Soins à Domicile) mais la position éthique prise dans ce service est une position généralisable à toutes les pratiques institutionnelles ou individuelles. L’approche qui est proposée est une approche humaniste. C’est une prise de position pour une approche de l’humain qui ne se réduise pas à une approche vétérinaire, c’est à dire une réduction de l’humain à ses gènes et à sa neurobiologie. L’être humain est un animal pensant et parlant ; de ce fait, nous pouvons toujours disséquer un cerveau, nous   ne verrons aucunement la pensée. Pourtant nous en voyons les effets dans la production culturelle. Non, l’humain est bien plus qu’un assemblement de gènes et de molécules et tout enfant même dit handicapé, psychotique, autiste est bien davantage que ce symptôme: c’est un Sujet avant tout, un être pensant. Ceux qui trouveraient mes propos utopiques, je les renvoie aux conséquences mortifères de l’abandon de ce paradigme de l’humain qui faisait dire à Jean Oury (1) à la fin de sa vie: « c’est la logique des camps qui revient » avec son cortège mortifère de non sens, de hiérarchie, de jouissance, d’aliénation, de servitude… Il faut encore le redire l’humain c’est sacré sinon nous allons vers une version « bouchère » de notre société où le vivant ne servirait qu’à produire des biens et de l’argent.

Ce service est un véritable îlot de résistance par rapport à l’ambiance actuelle davantage préoccupée par les grilles évaluatives, la réglementation et les finances, que par l’être humain souffrant accueilli. Il y a de la Psychothérapie Institutionnelle à l’œuvre dans ce quartier grâce à ce SESSAD. En effet la Psychothérapie Institutionnelle est avant tout une pratique et une réflexion permanente. Pendant la lecture de cet ouvrage j’ai pensé à Lucien Bonnafé (2), fondateur de ce qu’on appellera « la psychiatrie de secteur », il disait « notre ambition avec François Tosquelles (3) était de soigner les gens là où ils vivent ». Dans ce quartier, ce service et ses partenaires font du soin, au sens où Jean Oury dit « le soin c’est l’accueil ». Mais à la fin de sa vie Lucien Bonnafé me dira « tu vois tout peut être perverti, car aujourd’hui la psychiatrie de secteur c’est je ne te soigne pas car tu n’es pas de mon secteur ». Et Jean Oury dira : « aujourd’hui en psychiatrie on définit ta sortie avant de t’avoir accueilli », le soin c’est foutu dans ce cas là… Car si vous demandez à vos amis à quel moment ils vont partir avant qu’ils soient arrivés, ils ne viendront peut-être pas !

Vous sentirez en lisant ce livre que dans ce service d’éducation et de soin, il y a véritablement de l’accueil, un accueil de l’autre dans sa singularité. Passer de l’usager « Traçable » aux « Dires » du Sujet est le défi de la clinique après la loi de 2002 et des lois suivantes. Ce n’est pas tant les nouvelles lois qui sont en cause en soi mais l’utilisation, l’instrumentalisation, qui peut en être faite. Cet usager serait condamné, après 2002, au consentement éclairé, à l’objectivation de ses troubles et des prises en charge. La démarche qualité et les normes d’évaluation dites « référentiels », ne proposent-elles pas d’organiser le psychisme selon un modèle de planification et de gestion des comportements ? Il semblerait qu’il faille éliminer la surprise, l’imprévisible, l’impensable, l’« HUMAIN » en quelque sorte !!! Pourtant c’est dans ce qui nous échappe que se loge le facteur humain, c’est à dire le Sujet au sens lacanien du terme. Dans ce travail avec ce quartier dit « sensible » et ces enfants dits « handicapés », ce service sème et fabrique de l’humain. L’équipe démontre que malgré la nouvelle réglementation actuelle il est possible de soutenir que l’humain est prioritaire sur les bonnes pratiques et son environnement mortifère. 

Comme le rappelle Joseph Rouzel (4), la mission d’une entreprise est de fabriquer des objets en série, la mission d’un établissement éducatif, social, médico-social, de la santé est de fabriquer de l’Humain.  De ce fait si les normes et les bonnes pratiques sont peut-être bien positionnées pour fabriquer des objets en série et des robots de toutes sortes (frigos, voitures, etc.), elles ne sont pas transférables dans nos établissements car notre mission est bien différente et plus complexe. Notre mission est de faire émerger davantage d’humanité, et l’humain c’est avant tout du singulier et du subjectif, un être humain ne se fabrique pas en série, Fernand Deligny (5) disait : « Soyez humain, ils deviendront humains ». Pour fabriquer de l’humain il est nécessaire de soigner l’accueil, d’accepter l’autre dans sa singularité, de rester inventif et d’accueillir la surprise.  Tout ce qui est pré-pensé est facteur de mort, mort du Sujet bien entendu.       

La pratique éthique de cette équipe nous invite à réfléchir sur nos pratiques institutionnelles et le questionnement posé peut concerner toutes sortes d’établissements, des Maisons d’Enfants aux établissements scolaires en passant par les établissements pour adultes, ce questionnement concerne aussi bien le soin que l’éducatif. D’ailleurs Jean Oury disait : « Psychothérapie Institutionnelle et Pédagogie Institutionnelle c’est la même chose ».  Le questionnement soutenu dépasse largement la problématique d’un SESSAD, ce questionnement interroge aussi l’humanisation des quartiers dits : « sensibles ». Il semble plus humain d’entendre les effets de la pratique de cette équipe que d’envoyer des C.R.S. dans ces quartiers ou de brandir l’étendard de la laïcité !...

Actuellement l’être humain est traqué dans les filets de la normalisation où s’exerce la servitude volontaire de tous. Cet état de fait nous fait perdre l’habitude de réfléchir par nous-mêmes et nous accoutume à notre propre aliénation aux normes de toutes sortes. Je rappellerai simplement que certains étaient en règle avec les normes du gouvernement de Pétain, même certains ont fait du zèle, et pourtant ils n’ont pas été quittes devant l’humain ensuite. Un petit conseil : « n’acceptez rien que votre conscience réprouve et transmettez » car selon Jacques Lacan (6), de « sa position de Sujet, on est toujours responsable ». L’objectivité tant défendu par les différentes instances de contrôle devient une idéologie qui nous invite à traiter les hommes comme des objets. A l’école parfois même les enfants sont davantage objets de la Méthode et de l’Evaluation de l’éducation nationale que soutenu comme Sujet apprenant et désirant ! Il faut soutenir et redire que l’humain est dans le subjectif, ce livre que vous avez entre les mains est la meilleure évaluation qui puisse exister du travail de ce service. Témoigner de la rencontre avec la détresse humaine est la meilleure des évaluations. Le travail de cette équipe est un véritable travail de santé publique au sens où Françoise Dolto (7) disait que l’Ecole de la Neuville (8) : « c’est une école de santé publique ». 

Ces professionnels démontrent également que partager le quotidien c’est important et peut porter des effets thérapeutiques (le marché, la cuisine, le jardin, une fête, un loisir, un jeu, etc…). Pourtant aujourd’hui, les gestionnaires essaient de plus en plus d’externaliser le quotidien (la cuisine en est un exemple), ou d’empêcher l’expérience de celui-ci pour éviter le « hors murs » qui rime avec le « hors contrôle » et tous les prétextes sont bons, hygiène, sécurité, responsabilité… Pourtant il n’y a pas d’Education possible sans appui sur ce dernier…Le souci éducatif, dans ce quotidien, est soutenu par une mise en tension entre sécurité et prise de risque. Sans le jeu du quotidien, il n’y a que du totalitaire…

Il est beaucoup évoqué dans ce document « le dedans » et « le dehors », je pourrai dire l’intime et l’extime. Evidemment c’est la problématique fondamentale de tout enfant psychotique, autiste mais c’est aussi la problématique des quartiers dits « difficiles ». C’est intéressant au niveau clinique et social de réfléchir à cette similitude. Le psychotique n’est pas pervers, loin de là ! On voit souvent les jeunes de ces quartiers comme pervers (ou psychopathes) et si c’était de la souffrance tout simplement ! Dans les années 2000, je proposais d’accueillir le voile au lieu de le réprimer car la répression amplifie le symptôme et le nourrit. Voyez où nous en sommes aujourd’hui !  Personnellement j’ai eu des enseignantes qui portaient le voile, à l’époque cela s’appelait des « bonnes sœurs » et cela ne m’a pas empêché d’apprendre !

Aujourd’hui de nombreux experts (ex-pères) veulent confisquer le choix thérapeutique au citoyen en privilégiant l’approche comportementaliste dans l’accompagnement des enfants et adultes autistes et en éliminant l’approche psychanalytique. Cents députés ont même signé une pétition en ce sens, c’est une honte pour notre démocratie que l’Assemblée Nationale ait accepté de débattre de ce choix. Georges Pompidou (9) dit un jour à un de ses ministres qui voulait légiférer : « Foutez la paix au citoyen ». Laissons les parents d’enfants autistes et les autistes eux mêmes faire leur choix thérapeutique, en démocratie, digne de ce nom, l’état n’a pas la légitimité pour confisquer ce choix.

Cet ouvrage indique que tenir compte de l’inconscient peut être une approche fructueuse dans l’accueil de l’autre, c’est aussi la proposition psychanalytique. D’ailleurs parfois les différentes approches théoriques sont davantage complémentaires qu’antagonistes. Mais par contre il n’est pas possible de réduire l’éducation d’un être humain au dressage et d’en faire un animal de cirque ou alors, nous n’œuvrons pas pour la même idée de l’homme ! Nous voyons au travers de cette lecture qu’il n’est pas évident de rendre compte de l’enjeu d’humanisation d’un système ou d’un être, qu’il est aussi nécessaire d’accueillir le temps et le rythme de l’autre qui n’est pas souvent compatible avec le temps administratif et financier.

Alexandre Stevens (10) soutient que « tout est clinique » dans une institution, y compris les positions d’une direction, cela est très bien démontré dans cet ouvrage. La directrice par son positionnement garantit le travail clinique, délimite les entours de l’institution, triangule les conflits, participe globalement à l’enjeu clinique qui est un travail bien plus complexe que de simplement décider à partir de ses caprices et de ses démons imaginaires. Dans ce travail, il y a évidemment des réussites et des échecs mais constamment la réflexion clinique est présente. Il est beaucoup plus facile d’être aux ordres d’une réglementation et d’une gestion comptable que de soutenir la responsabilité d’une position clinique et éthique!

Brigitte Beudin-Guillaume et Lara Montagnac, l’une directrice et l’autre psychologue clinicienne, illustrent très bien le fait qu’il est possible, malgré les lois visant la normalisation, malgré les différents contrôles et contraintes, de soutenir du Désir dans ce travail institutionnel qui ne soit pas réductible à un simple projet d’établissement qui imposerait son dictat. Ce Désir est aussi à l’œuvre dans la rencontre avec chaque enfant sans être aliéné à un projet personnalisé pré - construit… Ce Désir est un bien précieux à choyer et à mettre au travail constamment. Ce document est d’autant plus précieux que les équipes éducatives qui témoignent de leur pratique sont assez rares. Brigitte Beudin-Guillaume et Lara Montagnac formalisent dans ce livre ce que l’équipe de ce SESSAD pratique si bien avec éthique et avec un grand souci d’humanité.  

Remercions encore et encore les autrices de cet ouvrage et toute l’équipe pour leur résistance à l’idéologie de l’objectivité et de la normalisation, et citons François Tosquelles : « l’être humain ne vient pas au monde pour habiter un monde pré - construit sinon il meurt, il vient au monde pour co-construire le monde avec ses semblables ». Brigitte Beudin-Guillaume et Lara Montagnac témoignent que c’est cette co-construction avec chacun (chaque un) et avec chaque enfant qui est thérapeutique dans ce quartier dit « sensible » et au sein de cette institution soignante. L’effet d’humanisation advient dès lors qu’on travaille avec l’autre et non sur l’autre….

Michel Foucault écrivait : « Nous sommes entrés dans un type de société où le pouvoir de la loi est en train non pas de régresser, mais de s’intégrer à un pouvoir beaucoup plus général : celui de la norme. Ce qui implique un système de surveillance, de contrôle tout autre. Une visibilité incessante, une classification permanente des individus, une hiérarchisation, une qualification, l’établissement de limites, une mise en diagnostic. La norme devient le partage des individus. » (11). Cet écrit date des années 1980, c’est une pensée visionnaire qui annonçait notre époque.

A l’instar de Jean Oury nous pouvons soutenir que celui qui se croit normal c’est « le plus fou de la bande » !

Chère lectrice et cher lecteur, je vous propose, dans une première lecture, de lire cet ouvrage sans toujours essayer de tout comprendre mais en vous laissant aller à l’ambiance humanisante qui en découle, vous laisser porter par sa musique, puis ensuite, dans une deuxième lecture, de revenir sur les chapitres qui vous questionnent. Ce livre est un véritable document de travail qui nourrit et enrichit notre réflexion

Gabriel Godard

Psychologue Clinicien- Psychanalyste,
Fondateur et Directeur de l’Institut REPERES : (organisme de formation) Tours.

NOTES 

1-      Jean Oury : (19242014) est un psychiatre et psychanalyste. Figure de la psychothérapie institutionnelle, il est le fondateur de la clinique de La Borde qu'il a dirigée jusqu'à sa mort. Il a été membre de l'École freudienne de Paris, fondée par Jacques Lacan.

2-      Lucien Bonnafé : (1912 - 2003) est un psychiatredésaliéniste qui a élaboré et mis en place la politique de secteur psychiatrique.

3-      François Tosquelles : (1912 - 1994)  psychiatre, psychanalyste,  c'est un des fondateurs de la psychothérapie institutionnelle, mouvement qui, de Saint-Alban-sur-Limagnole à La Borde, a influencé fortement la psychiatrie et la pédagogie depuis la seconde moitié du XXe siècle,

4-      Joseph Rouzel : Psychanalyste, il est le fondateur et le directeur d’un organisme de formation : Psychasoc situé à Montpellier.

5-      Fernand Deligny : (1913- 1996) est un éducateur, une des références majeures de l'éducation spécialisée pour l’accompagnement des enfants autistes. Il a fréquenté Maud Mannoni à Bonneuil et Jean Oury à La Borde.

6-      Jacques Lacan : (1901- 1981) est un psychiatre et psychanalyste.

7-      Françoise Dolto : (1908 - 1988), est une pédiatre et psychanalyste qui s'est consacrée à la psychanalyse des enfants..

8-      Ecole de La Neuville : située à Chalmaison (77650) : Ecole fondée en 1973, véritable creuset de la Pédagogie Institutionnelle et accompagnée par Françoise Dolto pendant 15 ans.

9-      Georges Pompidou : (1911 - 1974) est un haut fonctionnaire et homme d'Étatfrançais. Il est président de la République française du 20juin1969 au 2avril1974.

10-   Alexandre Stevens : Psychiatre, Psychanalyste, fondateur du Courtil, établissement belge accueillant des enfants en grande difficulté.

11-  Michel Foucault : (1926 -1984) philosophe

« L’extension sociale de la norme » - Dits et écrits – Paris, Gallimard 1994, tome III, p. 74-79

     

 

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